[Espèces protégées] Notion de risque suffisamment caractérisé et prise en compte de l’état de conservation
Dans le cadre d’un projet d’installation de collecte de déchets, une association a demandé à la préfète du Vaucluse de mettre en demeure l’exploitant de cette installation (i) de déposer une demande de dérogation à la protection stricte des espèces protégées et (ii) de suspendre la réalisation des travaux jusqu’à l’obtention de cette dérogation.
Par une ordonnance du 27 novembre 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Nîmes a suspendu le refus de la préfète du Vaucluse de faire droit à ces demandes, et lui a enjoint de réexaminer la demande de l’association (TA Nîmes, 27 novembre 2023, no 2304122).
Sans grande surprise, le litige portait notamment sur l’existence, ou non, d’un risque suffisamment caractérisé pour les espèces protégées présentes dans la zone d’implantation du projet (suivant le critère posé par le Conseil d’État dans son avis du 9 décembre 2022).
Sur ce point, le juge des référés a retenu que :
« 10. D’autre part, il résulte des observations orales des parties présentes à l’audience et du courriel du 20 novembre 2023 du service SBEP de la DREAL PACA que, pour regarder comme insuffisamment caractérisé le risque pour les espèces protégées présentes dans la zone du projet, la préfecture de Vaucluse s’est fondée sur leur état de conservation, alors que l’applicabilité du régime de protection ne dépend, à ce stade de l’instruction d’une demande de mise en œuvre de la procédure de dérogation, ni du nombre de ces spécimens, ni de l’état de conservation des espèces protégées présentes. Il s’ensuit que le moyen tiré de l’erreur de droit dans l’application de l’article L. 411–2 alinéa 4 du code de l’environnement est de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée. »
Commentaire : le juge des référés semble adopter la grille de lecture du rapporteur public Nicolas Agnoux, selon lequel il ne faudrait pas tenir compte de l’état de conservation ni du nombre de spécimens pour apprécier l’existence d’un risque pour les espèces :
« Pour les cas, fréquents s’agissant d’opérations de travaux ou de l’exploitation d’installations soumises à autorisation environnementale faisant l’objet de la présente demande d’avis, dans lesquels la destruction ou la perturbation d’espèces animales vivant ou circulant sur le site et alentour constitue un événement à la fois non voulu et soumis à un aléa, il importe d’en d’évaluer plus finement les déterminants et, in fine, le degré de probabilité, pour apprécier si l’atteinte portée aux espèces doit être qualifiée d’intentionnelle
et entrer dans le champ de l’interdiction, ou si elle correspond à un risque si faible qu’elle puisse être reléguée, suivant les termes de l’article 12, §4 de la directive, au rang d’événement “accidentel” (…)Dans cette approche au cas par cas, nous sommes d’avis que les données portant sur l’état de conservation de l’espèce au niveau local ou national ne devraient pas être prises en considération. (…) Certes, [dans l’arrêt Skydda du 4 mars 2021], la Cour ne s’est pas prononcée sur la question, distincte, du degré d’aléa permettant de distinguer atteintes accidentelles et intentionnelles, pour l’analyse duquel ce critère pourrait théoriquement conserver une pertinence ; mais la frontière paraît bien fine et la logique de la directive conduit à réserver ce critère au stade aval de l’octroi de la dérogation, son appréciation pouvant alors être éclairée par l’avis des instances consultatives spécifiquement compétentes. » (concl. rendues sur l’avis du CE du 9 décembre 2022).
En décembre 2022, le rapporteur public n’avait pas été intégralement suivi par la formation du jugement, de sorte qu’il convient d’être prudent sur les suites qui pourraient être données par le Conseil d’État lorsqu’il sera précisément saisi de la question des paramètres à prendre en compte pour apprécier l’existence d’un tel « risque suffisamment caractérisé »1.
En effet, à ce stade, on constate dans plusieurs décisions que les juges du fond tiennent implicitement compte de l’état de conservation pour apprécier l’existence d’un risque, puisqu’ils examinent au préalable l’enjeu de conservation pour les espèces concernées2, lequel est évalué sur la base de nombreux paramètres, et notamment leur patrimonialité (voire, dans certains cas, les juges peuvent se fonder directement sur la notion d’impact résiduel).
En réalité, se fonder exclusivement sur la probabilité qu’une atteinte survienne semble périlleux, certaines espèces étant particulièrement courantes bien que protégées. C’est d’ailleurs pour cela que Nicolas Agnoux considérait, dans ses conclusions, qu’il « est possible de laisser une place dans l’analyse à une mise en perspective, qui tient du bon sens, quant aux ordres de grandeurs du nombre de spécimens que compte l’espèce , à ses capacités autorégénératives et au caractère inhabituel du danger que constitue pour elle le projet considéré. A cette aune, l’aléa que constitue la destruction annuelle potentielle d’une demi-douzaine de spécimens qui pourrait être regardée comme accidentelle pour des scarabées ne le serait jamais s’agissant d’aigles royaux ».
Pour revenir à l’ordonnance commentée, il existe une autre possibilité : le juge des référés pourrait avoir confondu entre les deux étapes du raisonnement établies par le Conseil d’État dans son avis du 9 décembre 2022, mais cette solution paraît peu probable, compte tenu du fait qu’il en fait mention dans son ordonnance.
1. À cet égard, le Conseil d’État a récemment censuré un arrêt de CAA qui avait considéré qu’un risque « négligeable » imposait l’obtention d’une dérogation (CE, 6 décembre 2022, no 466696). Lors de l’audience ayant donné lieu à l’avis du Conseil d’État en décembre 2022, le rapporteur public avait proposé de retenir un tel critère en recommandant de ne pas verser dans le nominalisme, mais la Haute juridiction avait préféré la notion de « risque suffisamment caractérisé ». Il apparaît désormais clairement que ces deux qualificatifs ne sauraient être conçus comme équivalents.
2. Voir par exemple : CAA Nantes, 27 juin 2023, n° 22NT01802.
Crédits photographiques : El Golli Mohamed.