[Espèces protégées] Pas d’intérêt à agir contre une dérogation pour les particuliers et les SCI

Par une déci­sion du 8 juil­let 2024, le Con­seil d’É­tat a con­fir­mé qu’un par­ti­c­uli­er et une société civile immo­bil­ière, compte tenu de son objet social, ne jus­ti­fient pas d’un intérêt leur don­nant qual­ité pour con­tester une déro­ga­tion au régime de pro­tec­tion des espèces (CE, 8 juill. 2024, no 465780, con­cl. N. Agnoux).

Dans cette affaire qui se déroulait à Por­to-Vec­chio, les opposants au pro­jet, à savoir un par­ti­c­uli­er et une société civile immo­bil­ière (SCI), étaient respec­tive­ment pro­prié­taires de par­celles con­tigües au ter­rain des­tiné à accueil­lir un immeu­ble d’habi­ta­tion.

Par une même requête, le par­ti­c­uli­er et la SCI avaient saisi le tri­bunal admin­is­tratif de Bas­tia d’un recours ten­dant à l’an­nu­la­tion d’un arrêté par lequel le préfet de la Corse-du-Sud avait délivré une déro­ga­tion à l’in­ter­dic­tion (i) de déplac­er des tortues d’Her­mann présentes sur le site du pro­jet et (ii) de détru­ire leur habi­tat.

Après que le Tri­bunal avait fait droit à leur demande1, la cour admin­is­tra­tive d’ap­pel de Mar­seille avait annulé le juge­ment et rejeté leurs deman­des pour défaut d’in­térêt à agir2.

Saisi d’un pour­voi en cas­sa­tion, le Con­seil d’É­tat devait donc notam­ment se pronon­cer sur l’ex­is­tence, pour un par­ti­c­uli­er rési­dant à prox­im­ité immé­di­ate d’un pro­jet, d’un intérêt don­nant qual­ité pour deman­der l’an­nu­la­tion d’une déro­ga­tion au régime de pro­tec­tion des espèces au titre de l’ar­ti­cle L. 411–2 du code de l’en­vi­ron­nement.

Dans le cadre du pour­voi, les requérants fai­saient notam­ment val­oir que les opéra­tions autorisées par la déro­ga­tion met­traient « un terme au pas­sage des tortues sur leur pro­priété depuis le ter­rain d’assi­ette du pro­jet, leur faisant per­dre le plaisir que leur pro­cure la venue de ces tortues ».

À l’oc­ca­sion d’un précé­dent recours ten­dant à la sus­pen­sion d’une déro­ga­tion délivrée pour un « pro­jet urbain de quarti­er durable », le Con­seil d’É­tat avait déjà con­sid­éré que la seule cir­con­stance que des par­ti­c­uliers soient domi­cil­iés « sur des par­celles qui joux­tent le ter­rain d’assi­ette du pro­jet litigieux et qu’ils dis­posent d’une vue directe sur ce dernier [n’é­tait] pas suff­isante » pour leur con­fér­er à un intérêt à agir3.

Dans le droit fil de cette déci­sion, le rap­por­teur pub­lic, dans l’af­faire com­men­tée, a estimé qu’il n’y avait pas lieu de trans­pos­er la jurispru­dence ren­due en matière d’au­tori­sa­tion d’ur­ban­isme, notam­ment celle rel­a­tive au voisin immé­di­at4.

Par ailleurs, pour jus­ti­fi­er cette fin de non-recevoir, Nico­las Agnoux a relevé que « la délivrance d’une déro­ga­tion au titre d’une espèce rare de fleur présente sur le ter­rain d’assiette d’un futur immeu­ble ne devrait pas offrir une ses­sion de rat­tra­page au voisin qui n’aurait pas con­testé à temps le per­mis de con­stru­ire ».

Il a encore pré­cisé, et ce point devrait intéress­er les développeurs de pro­jets éoliens, qu’il en serait de même, « dans le con­tentieux des ICPE, pour les riverains opposants à un pro­jet éolien qui, n’ayant pu obtenir l’annulation de l’autorisation envi­ron­nemen­tale, entendraient con­tester la déro­ga­tion accordée ultérieure­ment à l’exploitant à rai­son du risque de col­li­sion pour les chi­rop­tères ».

En revanche, la porte ne sem­ble pas com­plète­ment close, puisque le rap­por­teur pub­lic a lais­sé enten­dre qu’un par­ti­c­uli­er pour­rait être recev­able dans « l’hy­pothèse très excep­tion­nelle » où il serait « en mesure d’in­vo­quer un intérêt par­ti­c­uli­er à la pro­tec­tion de l’e­spèce con­cernée ». Il sug­gère alors deux con­fig­u­ra­tions poten­tielles :

  • l’ex­er­ci­ce d’une activ­ité pro­fes­sion­nelle présen­tant un lien avec la préser­va­tion des espèces pro­tégées présentes locales ;
  • le cas où la déro­ga­tion con­duirait à « détru­ire un biotope d’une qual­ité et d’une richesse si remar­quables que le cadre de vie ou la valeur pat­ri­mo­ni­ale des pro­priétés voisines en serait directe­ment affec­tée ».

En défini­tive, le Con­seil d’É­tat a con­fir­mé la solu­tion retenue par la CAA de Mar­seille et a rejeté le pour­voi :

« 4. En pre­mier lieu, eu égard à l’ob­jet et à la portée de la déci­sion attaquée, la cour admin­is­tra­tive d’ap­pel, qui n’avait pas, con­traire­ment à ce qui est soutenu, à rechercher d’of­fice si l’in­térêt pour agir des requérants ne résul­tait pas de ce que l’au­tori­sa­tion accordée par la déci­sion attaquée aurait porté atteinte à leur droit de vivre dans un envi­ron­nement sain et équili­bré, n’a com­mis ni erreur de droit ni erreur de qual­i­fi­ca­tion juridique en jugeant que la cir­con­stance que la déci­sion attaquée con­duirait à met­tre fin au pas­sage des tortues sur leur par­celle n’é­tait pas de nature à leur con­fér­er un intérêt leur don­nant qual­ité pour for­mer un recours pour excès de pou­voir con­tre cette déci­sion.

5. En sec­ond lieu, la cour admin­is­tra­tive d’ap­pel n’a pas com­mis d’er­reur de droit en jugeant que, au regard de son objet et de son activ­ité, con­sis­tant en la ges­tion et l’ex­ploita­tion par bail ou loca­tion du ter­rain dont elle est pro­prié­taire et en sa mise en valeur, la SCI Flo­rence ne jus­ti­fi­ait pas d’un intérêt à l’an­nu­la­tion de la déci­sion attaquée et qu’elle n’é­tait pas sus­cep­ti­ble de subir un préju­dice d’a­gré­ment résul­tant de ce que cette déci­sion met­trait un terme à la présence des tortues sur sa pro­priété. »


1. TA Bas­tia, 7 novem­bre 2019, no 1800042.

2. CAA Mar­seille, 13 mai 2022, no 20MA00056.

3. CE, 3 juil­let 2020, no 430585.

4. Voir notam­ment CE, 13 avril 2016, no 389798, au recueil et CE, 28 avril 2017, no 393801, aux tables.


Crédits pho­tographiques : Orchi.


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