Quand l’éclairage public échappe au régime “espèces protégées”
Par une ordonnance du 20 avril dernier, le juge des référés du tribunal administratif de La Réunion a considéré que « la gestion de l’éclairage public (…) ne présente pas la nature d’un projet devant faire l’objet d’une demande de dérogation au titre des espèces protégées » (TA La Réunion, ord., 20 avril 2024, n° 2400489).
La motivation retenue par le juge des référés apparaît contestable, mais surtout, l’exclusion de certaines “activités” du champ d’application du régime de protection des espèces pourrait grandement contrarier son effectivité.
1 — La solution retenue par le juge des référés
Dans le cadre d’un référé liberté, une association de protection de l’environnement (la société d’études ornithologiques de La Réunion — SEOR) a demandé au juge des référés d’enjoindre à la commune de Cilaos d’éteindre les éclairages publics à partir de 19 heures, pendant toute la période d’envol du Pétrel de Barau, afin de limiter la perturbation et la destruction des spécimens de cette espèce (art. L. 521–2 du code de justice administrative).
Pour mémoire, depuis septembre 2022, le référé liberté est ouvert en matière environnementale à la condition que soient caractérisés (i) l’urgence à statuer dans les 48 h et (ii) une atteinte grave et manifestement illégale au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, visé à l’article 1er de la charte de l’environnement (pour en savoir plus, voir notre article sur le sujet).
En l’espèce, la condition d’urgence n’a pas semblé faire débat puisque le pic d’envol était attendu au jour de l’audience.
Concernant l’atteinte au droit à un environnement sain, l’association soutenait notamment que la commune aurait dû solliciter une dérogation « espèces protégées » au titre de l’article L. 411–2 du code de l’environnement, compte tenu du fait que la perturbation et la destruction du Pétrel de Barau étaient causées par la pollution lumineuse générée par l’éclairage artificiel.
Après avoir constaté que la pollution lumineuse est une des causes principales de l’échouage des jeunes Pétrels de Barau, mais qu’aucune disposition n’impose expressément aux communes de La Réunion d’éteindre leur éclairage public durant cette période, le juge des référés a relevé que :
- depuis 2021, la commune a mis en place un système d’éclairage public d’une intensité limitée orienté vers le sol ;
- l’éclairage public de la commune s’allume à 19 h, l’intensité lumineuse des lampadaires diminuant à compter de 21 h, et certains lampadaires sont associés à un système de détection de mouvements ;
- au jour de l’audience, les principaux points lumineux de la commune n’étaient plus actifs à la nuit tombée ;
- la commune contribue, par la mise à disposition de moyens humains et matériels, au sauvetage d’oiseaux échoués remis en mer par la SEOR ;
- à la date de la décision, le taux d’échouage était revenu à un niveau moyen en raison des conditions météorologique récentes ;
- une intervention à bref délai ne serait pas réalisable compte tenu des moyens dont dispose la commune.
Le juge des référés a ensuite estimé que la gestion de l’éclairage public de la commune de Cilaos n’avait « ni pour objet ni pour effet d’entraîner directement et intentionnellement la destruction ou la perturbation des pétrels de Barau et ne [présentait] pas la nature d’un projet devant faire l’objet d’une demande de dérogation au titre des espèces protégées en application de l’article L. 411–2 du code de l’environnement ». La requête a donc été rejetée.
2 — Observations
En premier lieu, en jugeant que la gestion de l’éclairage publique « ne présente pas la nature d’un projet devant faire l’objet d’une demande de dérogation au titre des espèces protégées en application de l’article L. 411–2 du code de l’environnement » , le juge des référés semble limiter l’application du régime de protection des espèces à des projets d’une certaine “nature”.
Cette solution n’apparaît pas conforme à la législation sur les espèces protégées figurant aux articles L. 411–1 et suivants du code de l’environnement. En effet, ces dispositions :
- instaurent un système de protection stricte des espèces et de leurs habitats, prenant notamment la forme d’une interdiction de perturbation et de destruction des spécimens pour les espèces figurant sur des listes établies par arrêtés ministériels1 ;
- assortissent cette protection d’un mécanisme dérogatoire sous certaines conditions ;
- ne précisent pas expressément que ce régime ne s’appliquerait qu’à une certaine catégorie de projets.
Si, en pratique, l’application de ce régime a longtemps été cantonnée à des grands projets d’aménagements, d’infrastructures et, plus récemment aux projets de production d’énergies renouvelables, quelques décisions récentes révèlent néanmoins que le non-respect du régime de protection des espèces est désormais mobilisé à l’encontre des projets agricoles et forestiers dont la nature diffère sensiblement des projets susvisés (voir, par exemple, notre commentaire à propos des arrachages de haies). Il faut d’ailleurs relever que la première application — isolée jusqu’à l’intervention de la décision du Conseil d’État en septembre 2022 — du référé-liberté en matière d’environnement portait précisément sur les risques pour les oiseaux causés par « l’organisation d’une manifestation rave-party dite “Teknival” »2.
L’affaire commentée n’inscrit pas dans ce mouvement jurisprudentiel tendant à appliquer le régime de protection des espèces à une plus vaste catégorie d’activités. La généralisation d’une telle solution pourrait compromettre donc l’effectivité du régime, en exonérant certaines activités humaines du régime de protection des espèces.
En second lieu, l’ordonnance souligne que « la gestion de l’éclairage public (…) n’a ni pour objet ni pour effet d’entraîner directement et intentionnellement la destruction ou la perturbation des pétrels de Barau ».
Ce faisant, le juge des référés adopte une approche bien restrictive de la notion d’intentionnalité, alors même que la Cour de cassation estime qu’une « faute d’imprudence ou négligence suffit à caractériser l’élément moral du délit » d’atteinte illégale à une espèce protégée. Dans le même sens, la Cour de justice de l’Union européenne considère que, pour que la condition relative au caractère intentionnel soit remplie, il suffit que l’auteur de l’acte ait, à tout le moins, accepté la possibilité d’une atteinte aux spécimens de l’espèce (voir notamment CJUE, 4 mars 2021, aff. C‑473/19 et C‑474/19)3.
1 : En l’espèce, l’arrêté du 17 février 1989 fixant des mesures de protection des espèces animales représentées dans le département de la Réunion.
2. TA Châlons-en-Champagne, ord., 29 avril 2005, nos 0500828–0500829-050083.
3. Bien que la directive Oiseaux ne soit pas applicable sur le territoire de La Réunion, il nous semble néanmoins qu’il n’y a pas lieu de s’écarter de l’interprétation retenue par la CJUE et en vigueur sur le territoire européen des États membres, pour appliquer le régime figurant aux articles L. 411–1 et suiv.
Crédits photographiques : Ed Dunens — Westland Petrel