[Espèces protégées] Quand la nouvelle demande de dérogation se heurte à l’autorité de chose jugée
Lors du dépôt d’une nouvelle demande de dérogation, une description “renforcée” de ce que le projet répondrait à une RIIPM et la mise en place de mesures compensatoires supplémentaires ne caractérisent pas une modification de consistance du projet, et donc de la situation de fait, susceptible de faire obstacle à l’autorité de chose jugée (TA Rennes, 6 octobre 2023, no 2202786).
En effet, la production de nouveaux argumentaires renforçant la démonstration que le projet répondrait aux trois conditions pour obtenir une dérogation ne permet pas de remettre en cause l’autorité de chose jugée (CE, 12 octobre 2018, no 412104).
En pratique, il conviendra donc de motiver correctement, dès le dépôt de la première demande, que le projet répond bien aux trois conditions requises pour obtenir une dérogation. À cet égard, l’absence de mention d’une de ces trois conditions est sévèrement sanctionnée par le juge pour défaut de motivation, quand bien même le dossier de demande les mentionnerait (voir, par ex. : CAA Marseille, 9 juin 2015, no 13MA00788 ; CAA Marseille, 7 juillet 2015, no 13MA01348 ; étant précisé que le défaut de motivation d’un acte n’est pas un vice « danthonysable » : CE, 7 décembre 2016, no 386304).
Rappel des faits et de la procédure
Dans le cadre de l’aménagement d’un parc d’activités, le préfet du Morbihan a délivré à Lorient Agglomération un arrêté du 11 octobre 2018 portant dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées.
Par un jugement du 6 juin 2019, le tribunal administratif de Rennes a annulé cet arrêté à la demande de l’association APRES Brandérion (TA Rennes, 6 juin 2019, no 1805429). Le Tribunal a notamment considéré qu’il n’était pas démontré que le projet répondait à une RIIPM :
“Si l’extension de la zone d’activité doit permettre l’implantation de nouvelles entreprises à Branderion, ce qui ne peut que contribuer à la dynamique économique du territoire, ni le préfet du Morbihan ni Lorient Agglomération ne justifient que la réalisation du ce projet serait indispensable et serait ainsi de nature à caractériser l’existence de raisons impératives d’intérêt majeur. Il n’est pas davantage établi qu’aucune solution alternative satisfaisante n’existait”.
À la suite de cette décision, Lorient Agglomération a déposé une nouvelle demande de dérogation : « le dossier initial était complété sur trois volets, en précisant qu’un chapitre entier avait été inséré concernant l’exposé des raisons impératives d’intérêt public majeur de l’opération » et de nouvelles mesures compensatoires étaient prévues.
Par un arrêté du 1er avril 2022, le préfet du Morbihan a délivré une nouvelle dérogation à Lorient Agglomération.
Cette nouvelle dérogation a été contestée par la même association qui faisait valoir qu’elle méconnaissait l’autorité de la chose jugée.
Par une ordonnance rendue le 9 août 2023 dans le cadre d’un référé-suspension, le juge des référés du TA de Rennes a suspendu l’exécution de cet arrêté (TA Rennes, ord., 9 août 2022, no 2203618).
Puis statuant au fond par un jugement du 6 octobre 2023, le Tribunal a considéré que cette nouvelle dérogation méconnaissait l’autorité de la chose jugée du précédent jugement rendu en 2019 et a donc annulé cette nouvelle dérogation (TA Rennes, 6 octobre 2023, no 2202786).
Remise en cause de l’autorité de chose jugée
Un jugement d’annulation pour excès de pouvoir est revêtu de l’autorité absolue de chose jugée, qui s’attache non seulement au dispositif mais encore aux motifs qui en sont le support nécessaire.
L’autorité de chose jugée fait obstacle à ce que, en l’absence de modification de la situation de droit ou de fait, la dérogation soit à nouveau accordée par l’autorité administrative pour un motif identique à celui qui avait été censuré par le tribunal administratif.
Se posait alors la question de savoir dans quelle mesure les modifications apportées au dossier de demande et au projet lui-même pouvaient constituer une modification de la situation de fait.
Pour mémoire, en matière d’urbanisme, une modification de la situation de fait peut résulter d’une évolution dans la consistance ou l’implantation du projet (CE, 12 octobre 2018, no 412104). Pour des projets éoliens, la production de nouveaux photomontages ne permet pas de remettre en cause l’autorité de chose jugée concernant l’atteinte au paysage. Dans cette affaire, le rapporteur public avait souligné que « seul un changement du projet ou des caractéristiques des lieux avoisinants aurait permis à l’administration ou au juge de porter une appréciation déliée de l’autorité de chose jugée. Mais la seule production de nouvelles pièces documentant l’impact du projet sur son environnement était sans incidence sur les obligations résultant du premier jugement ».
En matière de dérogation “espèces protégées”, la modification de la situation de fait peut ainsi résulter de nouvelles données environnementales (voir, par ex. : CE, 27 décembre 2022, no 456293 : des nouvelles observations de cigognes noires constituaient des éléments de fait nouveaux pour estimer que la fréquentation du site d’implantation du projet par la cigogne noire ne pouvait plus être considérée comme seulement éventuelle, mais comme réelle, actuelle et régulière).
En l’espèce, le Tribunal considère que « la circonstance que :
- l’analyse des mesures alternatives à la ZAC soit plus développée,
- que de nouvelles mesures de compensation soient proposées, comprenant notamment l’acquisition de parcelles à boiser et la création de linéaires de bocages supplémentaires à l’extérieur du site,
- ou encore que le plan de masse de la ZAC ait légèrement évolué,
est sans incidence sur la nature même du projet litigieux, dont la superficie commercialisable, la distribution et la vocation sont demeurées identiques.
Le seul fait que le préfet ait veillé à motiver la décision contestée, alors que la décision initiale l’était très insuffisamment, ne saurait permettre de considérer que les caractéristiques du projet d’aménagement, déjà examinées par le précédent jugement du tribunal, ont été modifiées et caractériseraient un changement qui aurait affecté la réalité de la situation de fait ».
En définitive, la nouvelle dérogation est annulée.
Illustration : Felix Reimann.